De l'expérience d'un regardeur : “Jean-Luc Hippolyte” (mai-juin 2006) [ Estive ]

« … oublier l'univers, le trop éloignant Univers, comme aussi le trop gênant intérieur, pelote inextricable de l'intime qui n'a pas de forme. »
Henri Michaux, in Poteaux d'angle.

L'œuvre de Jean-Luc Hippolyte est indéniablement introspective, des œuvres les plus anciennes, où « le songe de la raison engendre des monstres », aux plus récentes, caractérisées par une série de portraits frontaux de personnages statiques, aux têtes surdimensionnées par rapport aux corps.

Ces portraits ont gagné en ressemblance figurative, face à l'inquiétante qualité d'inachevé et d'inattendu des figures antérieures qui étaient figures de l'ombre.

Mais la disproportion des corps, leur césure franche et systématique au niveau du col, et leur inscription stricte et figée dans l'espace de la toile, dans un chiasme méthodique entre des fonds quasi abstraits qui ne renvoient qu'à eux-mêmes, et une figuration déconcertante, nous ramènent dans le même monde d'intériorité. Un monde où s'incarnent les rêves et se condensent les phantasmes, puisant leurs images dans les strates du passé, les anciens mythes, les religions, le langage, l'art…

Qu'est-ce qui constitue le sujet de ces tableaux récents ? l'artiste lui-même, le personnage représenté sans presque aucune anecdote, dans la fixité et l'immobilité propre au genre du portrait ?

En constater le corps scindé en deux parties égales, avec hypertrophie de la tête pour donc, une atrophie du reste du corps, une désynchronisation marquée par une frontière très nette, médiane, porteuse de la signature du peintre.

La tête, macrocéphale, imposante, s'inscrit dans une géométrie coercitive de couleurs séduisantes en camaïeux ou vives comme un habit d'arlequin, géométrie de couleurs chaudes et d'autres, tétanisantes de froideur, dans laquelle s'insère la figure, dans un équilibre caméléonesque des formes et du fond, une intégration forcée et réussie dans cet espace-là.

Et dans l'en de ça, dans la partie inférieure, s'emmanchant sur la tête, végète un corps contrit, malingre, pas développé, englué dans un fond quasi monochrome de couleur fade, ectoplasmique.

Mais l'important est la frontière. C'est là que réside la tension.

Il serait vain d'interroger l'artiste sur ses intentions, sa personne, qui s'essaie, peut-être, à tourner le dos au miroir pour faire face au monde.

C'est dans la confrontation entre ses œuvres en tant qu'objets et la réception qu'en fait le regardeur - « le voyeur métaphysique » de De Kooning - que surgissent, non pas des réponses, mais nos éternelles et intarissables questions face à « la grande énigme humaine et au secret du monde. »


Annie Gouëdard-Le Goff
[ Estive ]

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