Emmanuelle Véqueau : “Précieux” (mai-juin 2007) [ Estive ]

Tout d'abord, elle investit l'espace d'exposition, elle l'aménage, elle l'habite, et elle nous l'ouvre.

On est chez Émmanuelle Véqueau, dans son intérieur, au propre comme au figuré, puisque, tant les objets que les titres des œuvres suggèrent une exploration, une découverte de son intimité, de sa psyché.

“À l'intérieur, la viande est crue”, dit-elle, quand pour y accéder on traverse de virginaux voiles arachnéens et, quand il n'y a pas que le regard qui se glisse sous les jupes des “femmes tentes ” et des grandes géantes, mais le regardeur tout entier qui pénètre leur ventre. Ailleurs, elle nous abandonne à son canapé investi d'une mémoire chargée de licences libertines, et dispose dans l'espace ses napperons brodés de maximes maternelles détournées, petits carrés blancs non censurés, tandis qu'elle nous libère d'inhibitions vénielles, en nous offrant des “Tasses à caqueter” pendant qu'on foule aux pieds ses tapis blasons. Les mots, les peintures, les dessins, les objets envahissent tous les champs de la perception. Ils se bousculent, foisonnent, en référence à un répertoire où se mêlent les souvenirs et l'histoire personnels mythifiés par le temps, des mythes anciens et primitifs, et leur interaction au quotidien, avec le fait social, les conventions sociales.

Comment l'artiste imprime-t-elle son langage personnel aux formes ? Parfois elle joue du changement d'échelle, parfois elle hypertrophie certains de leurs caractères, “L'outre à tâter” est un corps concentré dans une masse de seins, et la figure féminine d'une des “Petites Manies”, si elle est chaussée de talons aiguilles brodés, porte des seins en grappe, comme l'Artémis d'Éphèse, paradoxalement déesse de la virginité et déesse nourricière. Quand l'artiste accentue par le bondage, la compression, les rondeurs des corps féminins de la série “Lisse à l'intérieur”, et que ces corps charnus exaltent alors, à la fois la maturité pleine, mais aussi une puissante et prégnante sensualité, on est renvoyé à l'ambiguïté de ces figures où se confondent les images de la femme féconde et créatrice et celles de la femme séductrice. Parfois, tout au contraire, l'artiste vide ces formes de tout contenu, et en travaille leur seule enveloppe.

Dans les derniers grands formats, les “Coupable”, au dessin à la fois naturaliste et onirique, la forme humaine est en communion, en osmose avec un monde animalier, traité de manière très réaliste. On songe à sa représentation sur la coupole du narthex de la basilique Saint-Marc de Venise, où les animaux apparaissent, qu'ils soient animaux du ciel et des eaux, ou animaux de la terre, en un merveilleux catalogue détaillant leur création les quatrième et cinquième jour de la création du monde. Ils sont antérieurs à Adam et Ève, comme ici ils semblent antérieurs à la forme humaine, qu'ils innervent littéralement, lui insufflant la vie qui colore symboliquement leurs membres de jaune safran et d'oranger, la couleur même de la tunique d'Artémis.

C'est une œuvre du jouir, protéiforme, rabelaisienne, à l'imagination et à la fantaisie puissamment séductrice et séduisante. Protéiforme, elle se compose d'une production arborescente d'installations, de sculptures, de dessins, de performances, où sont souvent alliés, dans les œuvres tridimensionnelles toutes les pratiques, le trait, le photographique, les empreintes au plâtre, la vidéo, la broderie, la chorégraphie.

Rabelaisienne, elle est innervée d'allégresse et de gourmandise, ponctuée de concentrés d'inventions verbales auxquels s'ajoutent du comique et de l'ironie légère, de la farce et du merveilleux, par le truchement de gigantesques avatars d'elle-même.

La crudité et la violence qui peuvent être dans les titres, dans la situation suggérée, ne le sont jamais dans l'œuvre réalisée. Qu'elle représente le corps, ou qu'elle l'invoque, elle le magnifie, le transcende, tant par les matériaux utilisés que par le traitement précieux et méticuleux auxquels elle les soumet : les tissus sont des voiles découpés de tulle, de coton léger, les papiers sont fins, le velours et le taffetas s'embrasent l'un l'autre, les peaux de latex sont chaudes et parfumées, les broderies délicates, les résilles, les dentelles, les faux jours nous ramènent à la mémoire, un vocabulaire oublié.

La transparence est omniprésente, qu'elle sculpte le vide, la forme élidée d'un corps, qu'elle le serre et le comprime, le résultat est sans densité, il n'y a généralement pas occlusion, fermeture. Les écrans sont perméables et pénétrables et les formes sont sans bondes. Les enveloppes corporelles sont très rarement closes ; trouées, percées, elles sont ouvertes de tous leurs orifices, traversées, enrichies par les expériences et les émotions, qui entrent et s'échappent, de soi à l'autre, de l'autre à soi, dans un mouvement d'énergie vitale ininterrompu.

Cette œuvre où la dimension de l'intime est prééminente, échappe cependant au narcissisme, comme à tout égocentrisme. Car elle ouvre sur une dimension de l'autre, son regard sur soi appelle le regard de l'autre, elle met l'accent sur le passage du dedans vers le dehors, du soi au non soi. Dans l'espace entre l'intime et le public, où le corps ou ses substituts sont instrument de communication, elle se fait l'écho gentiment ironique et distancié des phrases toutes faites, des poncifs, des banalités, des préjugés communs, des derniers fantasmes qui courent dans l'air du temps.

Dans cette œuvre qui n'a pas de clôture, il n'y a pas non plus de bords. Il n'y a pas remplissage de l'espace puisque l'espace n'est pas arrêté et est expansible à volonté. À l'artiste d'ajouter, de rajouter au grand dessin en cours, des morceaux de papier blanc à investir ou pas, car c'est de l'espace encore, autant qu'elle en voudra, et de rajouter à l'installation, encore un élément, et pourquoi pas sous la jupe baroque de “like a grotesque virgin”, le pendant masculin de l'“Encoquetée”, des animaux échappés du bestiaire fantastique moyenâgeux d'une chapelle voisine qui, cette fois, coulent, s'épandent, envahissent autant d'espace que la salle d'exposition le permet à l'artiste

Aussi bien dans le temps que dans l'espace, il n'y a pas de limite, puisque les éléments constitutifs de l'installation, de la sculpture, sont fragiles et périssables et que, comme tout ce qui est organique, ils sont soumis à l'usure d'usage et du temps. Ils se réduisent, se transforment en autre chose, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, mais d'autres formes ou les mêmes, ou presque les mêmes réapparaîtront dans d'autres circonstances, d'autres contextes, pour investir, quand Emmanuelle Véqueau les réactualisera, à sa manière ludique et poétique, une nouvelle sculpture ou une nouvelle installation.

Annie Gouëdard-Le Goff
[ Estive ]

Toute utilisation des images et des textes de ce site est soumise à autorisation

Nous sommes le 29-03-2024 à 11h57

Cette page a été vue 4436 fois.

Révision du 08/10/15 19:02