Intersections d'orbites [ Grenier ]


PREMIÈRE INTERSECTION
Date : un soir de juillet (calendrier ouest-standard) il y a quelques années
Lieu : planète Terre, bord de mer, Bretagne, Trébeurden, maison familiale EDF
Motif : un gentil organisateur d'une maison de vacances EDF désireux d'animer une soirée sur le thème de la SF


Je ne sais comment l'orbite de Christian se décala brusquement d'autour de Paris et s'allongea jusqu'à l'ouest du continent, mais cela arriva. J'ai appris depuis qu'elle est coutumière du fait. Apparemment toute manifestation liée à l'écriture ou à la SF, ou les deux, la déstabilise et voilà Christian parti pour d'autres cieux. Quel attracteur gouverne sa trajectoire ? Je l'ignore encore. L'autre orbite ne montra pas une telle excentricité, juste un hoquet d'à peine 33 microsecondes-lumière. La cause en est à rechercher auprès d'une bibliothécaire d'un centre de recherches à qui le gentil organisateur avait posé la question : « Dites, pouvez-vous me prêter, juste pour un soir, un scientifique qui connaisse la science-fiction ? » La rencontre aurait dû être anodine et sans conséquences. Projection d'un film tiré du roman de Asimov “Le voyage fantastique”. Débat : « Monsieur l'écrivain, pouvez-vous nous dire… ? Monsieur le scientifique, que pensez-vous de… ? » Discussions un peu creuses, réponses forcément un peu plates, mais tout le monde fut apparemment satisfait de cette intrusion de la culture dans son univers estival.


DEUXIÈME INTERSECTION
Date : quelques mois plus tard, l'hiver
Lieu : même planète, Paris
Motif : probablement lié à l'échange de numéros de téléphone lors de la précédente interaction


Résultat : « Puisque tu passes par ici pour ton travail, je t'invite à dîner, tu pourras même coucher à la maison. D'accord ? Je te prends en gare du Nord à telle heure. »
Ce qui fut fait. Dans le train qui nous emmenait chez Christian, premières vraies discussions sur les interactions réciproques entre science et littérature.
Souvenir ébahi : Lorsque je préparais un certificat d'astrophysique, avec quelques copains nous avions projeté d'écrire une nouvelle faisant intervenir les pulsars nouvellement découverts. Il y avait sûrement quelque chose à en tirer mais nous n'avons pas réussi à trouver la muse. Comme quoi, la connaissance d'un fait de science ne suffit pas à élaborer un scénario de SF.
— Comment se manifestent les pulsars, précisément ?
— Par des ondes radio, intenses, périodiques.
— Humm… Bien.
Et je revois Christian, une main agrippée au dossier d'un siège pour se garder des trépidations du train qui filait dans la nuit, laisser tomber presque négligemment :
— T'imagines un vaisseau spatial en panne de carburant et de toute énergie. Perdu, fini, plus rien à faire. Mais voici que le vaisseau passe au voisinage d'un pulsar. Alors, le héros bricole des antennes de toutes sortes pour capter l'énergie hertzienne et recharger ses batteries… C'est possible, non ?… Tiens, cela ferait un bon épisode pour Argyr…
Whoof, comme ça, ça a l'air facile, il suffit juste d'avoir de l'imagination. Quand même, je me sentais un rien grippé quelque part du côté des neurones.
Au fait, en son temps j'ai reçu cet épisode d'Argyr (et Fraïla), que j'ai gardé quelque part dans ma bibliothèque.


TROISÈME INTERSECTION
Date : plus tard
Lieu : chacun son orbe
Motif : Dieu est dans les détails


De retour vers mon foyer, je mis à contribution la librairie où je cotise habituellement pour me procurer les bouquins de Christian encore édités.
Je lui en envoyais un (je ne sais plus lequel), griffonné de quelques remarques concernant les inexactitudes du scénario. Aussi sec, j'en reçus un autre, “Le soleil va mourir”, muni d'une dédicace qui contenait « … la crainte que tu ne relèves dans ce vieux bouquin d'anticipation, quelques fautes scientifiques absolument impardonnables ! … » Des fautes ? Bien sûr (?), il y en avait, mais que pouvaient-elles bien peser face à la catharsis que je subis en apprenant qu'on pouvait mettre la Terre dans une bulle du temps afin qu'elle échappe aux feux brûlants de la nova qu'allait devenir le Soleil ? La SF ouvre tellement de champs d'investigation à notre imagination qu'elle peut bien s'accomoder de quelques licences. Depuis cette époque, j'ai l'immense privilège de lire ses manuscrits avant tout le monde.


Nᵉ INTERSECTION
Date : un été finissant
Lieu : re-Terre, re-Bretagne. Sillon du Talbert
Motif : Christian et Annette, Dany et votre serviteur (son homme), Ronan et Maela (leurs rejetons), Rigel le chien ; en balade


Christian voulait absolument montrer à Annette ce lieu curieux où, il y a quelques éons, un cataclysme laissa derrière lui un long doigt de sable et de galets. À son extrémité, le sillon offre au marcheur méritant, le spectacle d'une nudité quasi lunaire, propre à court-circuiter les habitudes de l'esprit. Morceaux choisis (reconstitués) :

— Les éditions de l'Amitié m'ont demandé un texte pour un recueil de contes de Noël ; j'ai une idée, mais j'aimerais savoir s'il n'y a pas quelque non-sens physique.
— Vas-y toujours.
Quand Christian me sollicite, j'ai toujours peur de décevoir ; qu'un écrivain me demande un conseil me paraît tellement absurde. Enfin, à chacun son utopie.
— Voilà : un couple d'humains, à bord d'un vaisseau spatial, découvre un astéroïde. Ils s'arrêtent et la femme descend l'explorer. Mais l'astéroïde orbite autour d'un compagnon super-massif et accélère rapidement laissant le vaissseau derrière lui. La vitesse augmente jusqu'à frôler la vitesse de la lumière…
— Impossible.
— Ah ! L'air déçu, le Christian.
— Sans discuter des effets des marées qu'engendrerait un compagnon obscur capable d'avoir un satellite orbitant à des vitesses luminiques, un vaisseau arrêté près d'un astéroïde subit les mêmes effets gravitationnels que lui et donc n'a aucune raison de s'en séparer, ni dans l'espace, ni dans le temps. Ton histoire ne tient pas debout.
Embêté, l'auteur.
Me voilà, retrouvant l'outil graphique bi-millénaire des Grecs, un bout de bois flotté arraché à quelque épave, traçant sur le sable des ellipses et des champs de force. J'avais bien conscience de casser la baraque de mon ami, mais c'était de la provocation, n'est-ce pas ? Pendant ce temps, inconscients du drame qui se jouait, les femmes papotaient, les enfants s'éclaboussaient et le chien chassait les crabes.
Nous reprîmes notre marche, abandonnant au sable griffé quelques espoirs déçus. Au bout de quelques pas, Christian prit une décision :
— Tant pis pour la science, je garde mon histoire !
Chapeau ! Voilà pourquoi vous avez “Les passagers de décembre”. Soyons honnêtes, vous seriez-vous rendu compte de l'entourloupe ? Mais l'interaction ne s'arrêtât pas là ! Sur le chemin du retour, au détour de la conversation, Christian me dit soudain (aujourd'hui je me demande si c'était une manière de vengeance) :
— Tu devrais écrire un bouquin là-dessus…
— Mais je n'ai pas l'idée pour faire une histoire !
— On peut en construire une ensemble, si tu veux ?

De retour à la maison, il me fit accoucher de quelques lignes directrices. Le texte est écrit, tapé, corrigé depuis quelques années et Christian désespère que je le publie un jour.

Voilà Christian Grenier pour moi. Imaginatif flamboyant, soucieux de véracité mais pas enchaîné à elle, aimant l'écriture au point d'essayer de faire partager sa passion par d'autres.


Daniel Collobert
[ Grenier ]

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